L’heure était aux rires et aux bousculades enivrées. On s’accolait et on s’aimait pour la vie, c’était promis : « Toi, tu es mon vrai, mon seul ami ! ». D’aucuns tentèrent de m’entraîner dans la mascarade, en vain, je n’étais plus là. Une longue silhouette frôla mon bras nu. Ma peau trembla, reconnaissant instinctivement les yeux sombres, la voix grave et l’appel au baiser. Dans son sillage, un parfum boisé, ambré, teinté d’agrumes. Devant moi, une nuque : la sienne. Je la suivis. Je savais où elle me menait. Maya et sa troupe cheminaient dans la même direction, dissimulant ainsi ma traque et mon trouble, jusqu’au croisement de la rue Amelot, où la scission s’opéra. Aimantée par le mince sillon vallonné d’où perlait à présent une goutte de sueur – rendue visible par la lueur du réverbère –, je lâchai le groupe.

La nuit s’épaississait, les lumières s’éteignaient, masquant les corps et dissimulant peu à peu les détails. J’aimais ce moment où mes yeux, devinant à peine la silhouette, contraignaient d’autres sens à me conduire à elle. J’avançais, aveuglément emplie d’une confiance m’ôtant toute angoisse. Seul un filet d’inquiétude s’infiltrait dans mon édifice de certitude : le risque de perdre encore l’objet de mes désirs. J’aurais dû écouter ce doute, écho de mon intuition, et rester en alerte. On devrait toujours faire confiance à sa petite voix. Passé le boulevard Beaumarchais, mon pressentiment se matérialisa lorsque, celui pour qui, depuis quelques heures, je m’étais épris, se volatilisa. La panique m’envahit, clouant mes pieds dans le bitume.

Cinq secondes de flottement. Cinq secondes, à peine. Le temps que mon esprit reprenne le contrôle, obligeant mes jambes à se mouvoir pour me propulser place des Vosges.

La grille, habituellement fermée à cette heure tardive, était ouverte. J’entrai, me positionnai à quelques mètres de la statue de Louis XIII et, comme quelques heures auparavant, détaillai la façade en quête de celui qui vivait ici. Les ardoises bleutées s’étaient assombries, révélant une part de leur mystère. Éclairées par les réverbères, les briques rouges avaient revêtu leurs costumes mordorés entre lesquels dansaient les points de lumière diffusés par les derniers habitants éveillés. Je mis quelque temps à retrouver la fenêtre depuis laquelle tout avait commencé. Lorsqu’enfin mes yeux s’y fixèrent, mes espoirs s’étiolèrent. Elle restait désespérément vide et éteinte. Un à un, je sentis s’effacer les petits bouts de l’aimé que je pensais pourtant ancrés dans ma mémoire : ses yeux, sa voix, ses lèvres, son parfum, sa nuque. Chaque morceau de son être s’éparpilla dans mon souvenir, si bien que je crus l’avoir à jamais tout entier perdu.

Je perçus un léger bruit, à peine une résonnance de pas sur la terre. Juste une présence dans mon dos. Puis, un souffle léger sur mon cou. Un parfum chargé de santal et de bergamote. Indicible frisson. Je fermai les yeux. Et, de la même manière qu’ils s’étaient évanouis, les fragments de son être rejaillirent de ma mémoire et s’imbriquèrent tel un puzzle pour former l’homme qui habitait mes pensées. Ma chair, mon âme, tout en moi le savait. Les yeux toujours clos, j’osai à présent me retourner. Je ne voulais pas voir, ni entendre, seulement sentir, ressentir et goûter. La main caressa ma joue. La mienne, sa nuque. La silhouette se pencha. Son souffle, ses lèvres frôlèrent les miennes. Je m’embrasai. Et il m’embrassa.